De l’inquiétude organisée à la fracture socio-affective
1 — Définir l’indéfini : affects, émotions, sentiments
La présentation du pragmatisme spéculatif aurait pu débuter par ce point dédié aux affects. J’ai mentionné précédemment la « satisfaction » appelée par les exigences auxquelles répond cette approche (voir partie 2) : elle répond en premier lieu à l’insatisfaction d’une recherche fondée sur l’exclusion des affects. Ou plutôt, elle répond à l’absence de responsabilité d’une recherche fondée sur la croyance d’une mise à distance des affects. Cette croyance, expliquent Debaise et Stengers, résulte d’une peur, autrement dit d’un affect (« Résister à la peur d’être dupe », Au Risque des effets, 2023).
Sentiments, émotions et affects peuvent être difficiles à distinguer, mais Jean-Marie Barbier en propose des définitions intéressantes, dans un article pour The Conversation (2018). Si l’on entend par « activité » un processus de perception ou/et de transformation du monde ou/et de soi alors, pour le formuler brièvement, les émotions produisent de nouvelles activités, tandis que les affects sont des variations de l’activité. Barbier rappelle que, pour Spinoza, les affects augmentent ou diminuent notre puissance d’agir (voir la définition de l’agency). Les émotions, par opposition, sont des moments de suspension de l’activité, et impliquent le développement d’activités par le sujet. Les sentiments, eux, se rapportent à des représentations et discours. Ils sont plus durables et moins singuliers que les émotions et affects, et produisent des transformations associées au rapport (discordant, concordant…) entre des représentations de soi et d’autres représentations (par soi ou par autrui).
Cette vision spinoziste des affects, reprise par une partie des pragmatiques, est élégamment précisée par le philosophe Frédéric Lordon, dans une conférence pour l’Institut d’Études Avancées de Nantes (2019). Il y rappelle que les affects supposent toujours l’effet d’une chose sur une autre. Voilà qui fait écho au projet pragmatique d’un travail sur les effets, raison pour laquelle j’insisterai davantage dans mon développement sur les affects que sur les émotions, plus présentes en psychologie.
2 — Des savoirs bâtis sur la peur : limites des méthodes de vérification scientifiques
L’idée d’un savoir sans attaches affectives, non-situé, universel et commensurable, est liée pour Debaise et Stengers à la méthode de vérification appliquée par le champ scientifique. Cette méthode est construite, expliquent-ils, pour éviter au maximum toute possibilité d’être « dupe » :
« Nous ne comprendrions rien à la sacralisation des méthodes de vérification, des bifurcations en tout genre (croyance et savoir, subjectif et objectif, réel et apparent, etc.), aux immenses processus de disqualification de savoirs qui ont fait dire à Isabelle Stengers que ‘‘nous vivons dans un véritable cimetière de pratiques et de savoirs collectifs détruits’’, si nous ne gardons pas à l’esprit qu’il s’agit d’autant de conséquences techniques que les modernes se sont données pour se protéger de la duperie. »
Didier Debaise et Isabelle Stengers, « Résister à la peur d’être dupe », Au Risque des effets, 2023, page 13
Debaise et Stengers expliquent que la duperie suscite une inquiétude qui fait de la science, suivant le propos de James qu’ils rapportent, une inquiétude organisée (page 14). En tentant de se protéger de cette inquiétude, les scientifiques détachent leurs recherches de toute forme d’affectivité. Mais encore, ils croient ainsi se détacher de l’affectivité dans leurs recherches. D’un point de vue éthique, les conséquences sont mortifères, rappelle Stengers, car l’inquiétude organisée, devenue « méthode de vérification », se fonde sur le refus de se tromper.
« Les modernes ont transformé en devoir ce qui, James le souligne, est d’abord un choix affectif : ‘‘celui qui s’écrie ‘mieux vaut se priver à jamais de toute croyance que de croire le faux’, ne fait que montrer l’horreur personnelle qu’il éprouve à être dupe’’. Et il s’agit d’un véritable choix car ‘‘Duperie pour duperie, qui nous prouve que la duperie par l’espoir soit plus pernicieuse que la duperie par la crainte’’ ? »
William James, La Volonté de croire, 1896 — Didier Debaise et Isabelle Stengers, « Résister à la peur d’être dupe », Au Risque des effets, 2023, page 15
3 — Les risques de savoirs sans affects : sur la fracture entre les experts et le sens commun
Ce refus de la croyance est fondé sur la croyance, celle de parvenir à un savoir à la fois total, vrai et universel. De plus, un tel refus instaure le mythe d’un progrès de la connaissance qui héroïse les scientifiques. Il est communément admis que fuir l’erreur dans l’avancée de la recherche permettrait d’approcher la vérité. Pourtant, fuir l’erreur n’implique pas que l’on rejoigne la vérité, et cette fuite en avant se fait au détriment d’autres formes de savoirs. Debaise et Stengers dénoncent ainsi « une véritable machine de disqualification du passé » (page 15), dont les conséquences impérialistes sont connues.
Une telle science peut exclure des savoirs dont le fonctionnement n’est pas encore bien compris, comme l’ont montré les travaux de James sur les médecines non-conventionnelles. Elle ruine des importances – ce qui importe pour d’autres – au prétexte que ces dernières ne peuvent pas être incluses par les méthodes de vérification développées par les sciences.

« En faisant de la connaissance une opération de rupture avec le sens commun, les intérêts, les attachements, l’opinion, le progrès a donné à ceux qui s’en revendiquent la possibilité de prétendre appartenir au petit nombre des détenteurs héroïques d’un savoir sans attache, sourd aux protestations et aux cris des peuples dont il détruisait ce qui donnait sens à leur vie. »
Didier Debaise et Isabelle Stengers, « Résister à la peur d’être dupe », Au Risque des effets, 2023, page 16
La fracture causée par les détenteurs « héroïques » d’une telle méthode de disqualification, généralement des élites, est donc une « fracture sociale », ce que souligne Katrin Solhdju :
« Que pourrait-on espérer d’autre qu’une fracture entre les sciences et le monde social, en laissant autant de pouvoir à une science mutilée par un réductionnisme radical dans lequel conspire la peur d’être dupe avec une volonté de pouvoir à la fois épistémologique et institutionnelle sans limite ? »
Katrin Solhdju, « L’attachement de William James à l’âme des sciences », Au Risque des effets, 2023, page 96
Mais cette fracture sociale est, en même temps, une fracture affective. Solhdju l’exposait déjà, lorsqu’elle rappelait que la production de savoirs présentés comme « neutres » avait conduit les scientifiques à se considérer également comme des personnes neutres, détachées de leurs affects à l’intérieur de leurs recherches (voir partie précédente). Pour « réparer la fracture », Solhdju nous invite alors à « faire peser nos sentiments moraux », autrement dit à inclure les effets de nos relations aux objets étudiés (Au Risque des effets, 2023, page 100).
« Il faut comprendre que pour James, défendre l’importance de faire peser ses sentiments moraux – ce qu’il avait appelé la méthode subjective – dans les processus de recherche ne rime en rien avec un irrationalisme sentimental. Tout au contraire, c’est parce que James considère que dans tout processus de production de savoir, du point de vue d’un ‘‘empirisme radical’’, les relations doivent entrer tout autant en ligne de compte que les objets séparément, qu’il appelle à une posture plus exigeante. Une posture qui s’efforce à chaque moment d’éviter des omissions, ou au moins, si elles sont inévitables, de les rendre explicites. »
Katrin Solhdju, « L’attachement de William James à l’âme des sciences », Au Risque des effets, 2023, page 100
Une pensée fondée sur la foi, pour construire une rationalité engageante
La conséquence d’une telle approche affective dans la recherche nous ramène à la rationalité décrite par Benedikte Zitouni dans « Qui aura le dernier mot ? » (Au Risque des effets, 2023). Sa définition du rationalisme reprenait les exigences du pragmatisme spéculatif (voir partie 2) : n’exclure aucune sensation (exigence d’extériorité), élaborer des théories convaincantes (exigence de continuité), et cultiver l’envie d’agir sur ce qui importe vraiment (exigence de responsabilité). Dans une telle construction des savoirs, l’engagement personnel des chercheurs ne relève pas d’un militantisme dogmatique, à condition d’être posé dans la continuité des théories défendues et de n’exclure aucun fait. L’engagement désigne alors une forme d’objectivité dont les « biais » affectifs sont assumés et porteurs de savoirs. Il s’agit de défendre une rapport optimiste au vivant et au monde. En conséquence, Zitouni s’insurge contre une recherche refusant toute volonté transformatrice :
« S’il y a une différence entre la foi religieuse et la foi non religieuse, et il y en a une pour James, elle est contextuelle : dans le contexte théologique, la pensée ne peut pas se passer de la question de savoir ce qui rend la vie digne d’être vécue tandis que dans le contexte positiviste – pensons au monde académique, mais pas uniquement – il faut se défendre de l’avoir abordée. Dans un cas, la pensée se donne les moyens d’aboutir, c’est-à-dire de nourrir les forces actives, tandis que dans l’autre cas, la pensée tente avant tout de se libérer du carcan positiviste qui lui refuse tout recours aux forces actives. En effet, combien de recherches sont sommées de ne pas aborder la volonté d’agir et d’avoir prise sur ce qui importe dans la vie ? Combien de chercheurs s’évertuent à ne s’en tenir qu’à l’analyse de la situation ? »
Benedikte Zitouni, « ‘‘Qui aura le dernier mot ?’’ », Au Risque des effets, 2023, pages 351
Dans une recherche où l’activisme a sa place, la croyance relève pour Zitouni d’une forme de foi – qui peut être religieuse si elle exclut tout dogmatisme – et pour laquelle l’engagement retrouve de sa valeur. Les affects imposent donc l’engagement individuel, mais aussi la défense de valeurs politiques et éthiques chez les scientifiques. Prétendre à une recherche politiquement engagée n’implique pas un militantisme dogmatique qui refuserait le dialogue scientifique ou les oppositions d’idées. Les affects n’engagent pas seulement une posture, mais un travail à part entière. Il s’agit de se demander quels affects nous souhaitons cultiver et quels énoncés nous souhaitons produire en ce sens.
Des énoncés sensibles et des études satisfaisantes
1 — Déconstruire la déconstruction
Les chercheuses en sciences de l’information et de la communication (SIC) Mathilde Vassor et Laura Verquere ont souligné dans « Penser avec et par le récit » (2022) l’importance de construire de nouvelles manières de raconter les sciences, plutôt que de seulement les déconstruire. Ici, rappelons que dans la tradition universitaire française, héritière du structuralisme des années 1970, la méthode littéraire se concentre souvent sur l’agencement d’éléments textuels qui forment le récit. La posture adoptée est celle d’une recherche qui interprète à partir de « ce que dit le texte », indépendamment de ce que l’on pourrait vouloir y trouver. Mais traiter laisser à la marge l’implication du texte dans son contexte de lecture a pour conséquence de situer hors sol les effets du texte sur sa réception. En bref, la lecture elle-même participe aux effets que produit le texte.

Qui dit déconstruction dit structure. Dans L’écriture et la différance (1967), le philosophe Jacques Derrida nous mettait justement en garde contre une lecture « ultra-structuraliste » (page 44), qui présuppose une structure finie, avant qu’elle ne soit étudiée. Les analyses structuralistes conduisent parfois à des conclusions contraires au projet du structuralisme : plutôt qu’analyser les particularités qui font la cohérence d’une structure en devenir, elles présupposent une structure finale, comme cause des phénomènes observés. Une telle analyse rejette alors la part d’inachèvement et le potentiel des structures étudiées, au risque « d’enfermer le devenir » (idem). La déconstruction s’avère donc nécessaire pour garder un œil critique sur les récits hégémoniques et ne pas les reproduire, mais elle peut également se borner à « un jeu intellectuel tourner sur lui-même » (Vassor et Verquere, page 2). Il s’agit avant tout d’imaginer de nouvelles manières de raconter.
2 — En quête de nouvelles analogies
Travailler sur le récit a conduit les pragmatiques à se pencher sur le rôle des tropes, comme la métaphore et l’analogie. Ces derniers jouent un rôle important sur les effets affectifs produits par nos énoncés. Ils ouvrent les possibles du sens et nous font réagir. L’analogie, très présente dans les énoncés scientifiques, joue ainsi un rôle essentiel. Ici, rappelons-nous que l’analogie est un type de métaphore. En fait, la métaphore et l’analogie se distinguent par leurs usages et non par leurs natures. Dans son Dictionnaire de l’argumentation (2021), Christian Plantin indique que l’analogie permet d’accéder à la vérité, tandis que la métaphore ouvre des ambiguïtés qui dépassent les éléments réels auxquels elle se rapporte. Cette distinction associe l’analogie au discours scientifique ou logique, tandis que la métaphore relève davantage du discours poétique.
Dans « Façonner l’intimité de l’univers » (Au Risque des effets, 2023), Vinciane Despret, Alice Mortiaux et Nicolas Prignot souligne le potentiel de l’analogie en s’appuyant sur sa définition en biologie, soit une ressemblance de comportements ou structures, correspondant à des histoires distinctes – l’aile de l’oiseau et celle de la chauve-souris, par exemple (page 166). L’analogie s’oppose à l’homologie, suivant laquelle les ressemblances résultent d’une histoire phylogénétique commune. L’analogie assume donc une différence de fond, un écart de principe. Despret, Mortiaux et Prignot proposent alors d’en faire une « prothèse sensitive » (page 183) qui permette de faire sentir davantage les ressemblances sans ignorer les différences ou les oppositions. L’analogie devient une opération d’inclusion, équivalente au signe « + » et non au signe « = », qui ajoute des dimensions et épaissit notre rapport au monde. Son artificialité est par ailleurs assumée, puisqu’il s’agit d’un jeu.

Cette notion de « jeu » est à comprendre au sens ludique, mais également comme écart, comme espace de glissement qui permet d’agencer des éléments et de les mettre en mouvement, à l’instar du tiroir d’une commode. C’est ce jeu qui conduit Vinciane Despret à conclure que les oiseaux composent de la musique (Habiter en oiseau, 2019) ou que les poulpes écrivent (Autobiographie d’un poulpe, 2021). Il n’y a pas, dans les récits de Despret, d’affirmations arbitrairement anthropomorphiques concernant les comportements animaux. Ce sont des invitations à penser ces comportements avec de nouvelles perspectives. Mais attention, toutes les analogies ne se valent pas.
« Les analogies, quand elles sont réussies, qu’elles arrivent à nous faire penser et sentir autrement et d’autres choses, sont des convocations d’imagination : elles demandent de l’imagination et elles suscitent de l’imagination. Elles relèvent, on l’a évoqué, du jeu, mais aussi du fait de ‘‘déjouer’’ – cela pourrait être autrement que ce qu’on avait pensé. Elles engagent des devenirs, et comme peuvent le faire nombre de jeux, elles émancipent les choses de leur être – de leur assignation à être ce qu’elles sont. Quant aux analogies de type ‘‘mince’’, ce n’est bien sûr pas qu’elles soient dépourvues d’imagination (…) mais plutôt qu’elles manquent d’exigence quant à leur manière de déployer cette dernière. »
Vinciane Despret, Alice Mortiaux et Nicolas Prignot, « Façonner l’intimité de l’univers », Au Risque des effets, 2023, pages 195-196
3 — La corneille de Dooren, une étude de cas satisfaisante
Pour éclairer cette question des perspectives ouvertes par l’analogie, Despret, Mortiaux et Prignot mentionnent l’exemple d’une analogie de Dooren, philosophe de l’environnement : le fait que les corneilles cachent la nourriture manifeste selon lui un espoir, l’écart entre une corneille présente et une corneille qui n’existe pas encore et qui aura faim (pages 189-191). L’espoir de la corneille ne se comprend pas comme le nôtre, mais il donne de l’importance à la corneille et à la relation que nous entretenons avec elle. L’analogie qui conduit Dooren à parler d’espoir n’implique pas de nier un potentiel instinct de survie dans le comportement de l’oiseau. En fait, l’espoir n’est pas plus observable que l’instinct en question : l’un comme l’autre sont des hypothèses formulées à partir de théories. Cependant, l’analyse de Dooren ajoute quelque chose en plus à notre compréhension des corneilles. Elle alimente notre admiration pour l’oiseau. Elle crée de la satisfaction (sur la satisfaction, voir partie 2).
Parler seulement d’instinct, rejeter l’espoir à cause du sentimentalisme qu’il impliquerait, reviendrait à refuser notre admiration pour la corneille, soit la relation affective qui nous a conduit à l’admiration. Pourtant, l’admiration pour la corneille ne nie aucun fait : l’oiseau cache bien sa nourriture, donc l’exigence d’extériorité est respectée. Par ailleurs, cette hypothèse de l’espoir maintient l’exigence de continuité avec les théories connues, et même, les précise : l’instinct de survie peut toujours expliquer l’acte de la corneille, mais l’étude de son comportement peut inclure avec cela l’espoir.
Vinciane Despret, Alice Mortiaux et Nicolas Prignot, « Façonner l’intimité de l’univers », Au Risque des effets, 2023, page 190
L’espoir n’est pas uniquement humain, il y a peut-être d’autres formes de l’espoir chez certains animaux. Ce que décrivent Despret, Mortiaux et Prignot est une analogie épaississante, qui complexifie nos relations aux Autres qu’humains.
Des écritures qui facilitent les enchevêtrements
Ce projet d’une résistance au finalisme dans nos énoncés nécessite des illustrations concrètes afin de trouver des méthodes pour le mettre en œuvre. Il faut également garder à l’esprit la contrainte leibnizienne de Stengers, au sujet des productions scientifiques (voir partie précédente). Ainsi, Vassor et Verquere ont analysé la façon dont Vinciane Despret, Donna Haraway et Anna L. Tsing avaient mis en pratique cette double exigence. Sans en faire un modèle immuable, il est intéressant de se pencher sur leur description, dans leur article « Penser avec et par le récit » (2022), des caractéristiques communes choisies par ces trois autrices dans leur écriture.



Premièrement, Despret, Haraway et Tsing réécrivent à partir de ce que l’on connait, pour mieux souligner ce que les discours dominants ont laissé à la marge.
« En réécrivant des histoires à partir du déjà là, les autrices donnent de l’importance à des réalités qui n’en ont pas dans le régime du progrès. »
Mathilde Vassor et Laura Verquere, « Penser avec et par le récit », 2022, page 3
Deuxièmement, comme y invitait Stengers, elles « pensent avec », c’est-à-dire qu’elles tentent de faire commun avec les personnes dont les pratiques et discours peuvent être affectés par la transformation de ces pratiques et discours. Les collègues de Despret, Haraway et Tsing qui ont pratiqué la recherche dans les domaines qui les intéressent ne sont pas exclus par leurs travaux. Et les travaux scientifiques y trouvent autant leur place que ceux des amateurs, qu’ils souscrivent ou non à leurs conclusions.

Troisièmement, « penser avec » doit aussi conduire à « parler avec » : pour ces autrices, il ne s’agit pas simplement d’inclure les recherches qui les ont précédées, mais aussi de travailler avec les personnes concernées, et de faire entendre leurs voix. C’est le cas, par exemple, des éleveurs, dans l’essai Être bête (2007) de Vincianne Despret, où la philosophe reformule sa question de recherche avec les éleveurs et avant de la leur poser.
« En étant à l’écoute de réalités situées, les autrices recueillent des récits hétérogènes. L’important réside alors dans la manière de faire le lien avec ce déjà là. Assumer l’idée d’un éclectisme des récits place les chercheuses dans un rôle de facilitatrice d’enchevêtrements où la nouveauté tient à la mise en connexion de bribes plurielles. »
Mathilde Vassor et Laura Verquere, « Penser avec et par le récit », 2022, page 4
Les manières « justes » d’exposer leurs sujets comptent aussi, dès lors, puisque la sensibilité des personnes concernées ne pouvant être exclue. C’est pourquoi, quatrièmement, Despret, Haraway et Tsing on développé des écritures dites « impliquées », instituant la présence sensible d’un « je ». Il ne s’agit pas uniquement de s’affranchir de la convention objectiviste d’une première personne absente d’un discours universitaire : les chercheuses donnent à sentir la sensibilité de ce « je », et les déplacements qu’il rencontre au contact de ses recherches.
Assumer une sensibilité située a pour conséquence – c’est le cinquième point – le déploiement d’un style. C’est là que naît une des incompréhensions concernant les récits spéculatifs : croire, par exemple, que Despret anthropomorphise arbitrairement les oiseaux, c’est ignorer le projet philosophique qui justifie son utilisation des analogies. Lorsque Despret raconte que les poulpes écrivent, ce n’est pas pour suggérer qu’ils écrivent comme nous. Elle nous invite plutôt à nous interroger sur ce que pourrait représenter l’écriture pour un poulpe, dans une perspective qui ne fait pas de l’écriture le résultat d’un phénomène culturel, fondé sur une opposition entre biologie et culture.
En résumé, Despret, Haraway et Tsing réécrivent à partir de ce qui est connu (1), incluent les discours et pratiques transformés par leurs recherches (2), ainsi que les personnes qui produisent ces discours et pratiques (3), et donnent à voir leur présence sensible (4) en développant un style (5). L’écriture qu’elles défendent n’est pas une écriture confortable, pensée pour le seul enchantement procurés par quelques détails du monde ignorés. C’est une écriture engagée, politique, qui donne la priorité à certains risques dans des sociétés où tout ne se vaut pas.
Sources
BARBIER, Jean-Maris, « Affects, émotions, sentiments : quelles différences ? », The Conversation [en ligne], 2018. URL : https://theconversation.com/affects-emotions-sentiments-quelles-differences-92768.
DEBAISE, Didier & STENGERS, Isabelle, « Résister à la peur d’être dupe, Consentir à l’épreuve de l’épaississement » in Didier Debaise et Isabelle Stengers (dirs.), Au Risque des effets, Une lutte à main armée contre la Raison ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2023, p. 13-45.
DERRIDA, Jacques, « Force et signification », L’écriture et la différence, Paris, Points, 1967, p. 9-49.
DESPRET, Vinciane & PORCHER, Jocelyne, Être bête, L’esprit des étables, Arles, Actes Sud, 2007.
DESPRET, Vinciane, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 2019.
DESPRET, Vinciane, Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation, Arles, Actes Sud, 2021.
DESPRET, Vinciane, MORTIAUX, Alice & PRIGNOT, Nicolas « Façonner l’intimité de l’univers, Pratiques de l’analogie dans des mondes plus qu’humains » in Didier Debaise et Isabelle Stengers (dirs.), Au Risque des effets, Une lutte à main armée contre la Raison ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2023, p. 151-200.
PLANTIN, Christian, « Métaphore – Analogie – Modèle », Dictionnaire de l’argumentation 2021 [en ligne], 2021. URL : https://icar.cnrs.fr/dicoplantin/metaphore/.
SOLHDJU Katrin, « L’attachement de William James à l’âme des siences, Pour un autre ‘‘sens dramatique des probabilités de la nature’’ » in Didier Debaise et Isabelle Stengers (dirs.), Au Risque des effets, Une lutte à main armée contre la Raison ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2023, p. 75-112.
VASSOR, Mathilde & VERQUERE, Laura, « Penser avec et par le récit, Mise en dialogue des écrits d’Anna Tsing, Donna Haraway et Vinciane Despret », Communication [en ligne], 39/1, 2022. URL : https://journals.openedition.org/communication//15659.
ZITOUNI, Benedikte, « ‘‘Qui aura le dernier mot ?’’, de l’importance de la foi religieuse et de la confiance dans le présent », in Didier Debaise et Isabelle Stengers (dirs.), Au Risque des effets, Une lutte à main armée contre la Raison ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2023, p. 329-360.
Crédits
DELAPORTE, Lucie & EL AZZOUZI, Rachida, « Vinciane Despret : penser le vivant, écouter les morts », extrait d’un entretien pour Mediapart, publié le 21 avril 2023, diffusé sur YouTube le 23 avril 2023 (extrait modifié). URL : https://youtu.be/bpXG6RiLAJQ.
DESPRET, Vinciane, « Livre 5. ‘‘Les émotions, un concept politisé et un facteur d’exclusion du politique’’ », entrevue dirigée par Frédéric Benjamin Laugrand pour la série Les Possédés et leurs mondes [en ligne], Sagriès, France, première diffusion le 19 décembre 2019, diffusion sur YouTube le 30 octobre 2020 (extrait modifié). URL : https://youtu.be/X5iSohJJU5Q.
LORDON, Frédéric Lordon, « Les affects de la politique », conférence filmée le 4 avril 2017 dans le cadre du cycle de conférences de l’Institut d’Études Avancées de Nantes [en ligne], Le Lieu Unique, en partenariat avec l’Agence Nationale de la Recherche, Nantes, première publication en 2017, diffusion sur YouTube le 11 octobre 2019 (extrait modifié). URL : https://youtu.be/NQA6sk-ekto.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
David Rioton (19 juillet 2024). Petit manuel de pragmatisme spéculatif : œuvres d’affects et affects à l’œuvre (partie 6/6). Sexe, plantes, récits. Consulté le 20 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/137cx